Gare Maritime Transatlantique de Cherbourg

II. D. La gare de 1933

Phase de construction

1/ Le gros œuvre

Alors que la Gare Maritime Transatlantique n’est qu’à l’état de projet, la volonté de débuter les premières tranches de travaux d’un môle de 10 hectares fait l’objet d’une décision ministérielle en date du 12 mai 1923. Il s’agit dans un premier temps de faciliter l’embarquement ou le débarquement des voyageurs des transbordeurs par l’intermédiaire d’un quai plus spacieux. Les travaux de ce môle commencent le 5 novembre 1923. À partir de ce moment, ce sont plus de 27 entreprises qui collaborent sur le projet.

Coupe en travers du môle de la nouvelle gare maritime

Travaux de la Gare Maritime Transatlantique de Cherbourg de 1933

Dans un premier temps la Société Anonyme des Carrières de l’Ouest, qui exploite notamment la carrière de la Montagne du Roule à Cherbourg, s’engage à fournir des blocs d’enrochement pour constituer le terre-plein du môle sur lequel s’élèvera la gare.

Avant d’entamer les travaux du terre-plein, des sondages sont nécessaires pour connaître les caractéristiques des fonds marins. La société Hersent qui a obtenu ce marché découvre en 1924 des vestiges ayant appartenu à un des 3 vaisseaux de l’amiral de Tourville, le Triomphant, échoué puis incendié en mai 1692 suite à la bataille navale de la Hougue. Les sondages effectués, la construction du môle commence. En octobre 1925, 400 blocs de pierres formant le môle sortent de l’eau.

 

Cette même année, les travaux concernant les ducs d’Albe constitués de pieux en béton armé sont déjà bien avancés. En effet, on note la présence des sonnettes suspendues à un câble servant à enfoncer les pieux dans le sol jusqu’au rocher.

 

Le 20 janvier 1928, l’entreprise danoise Christiani et Nielsen, située à Paris, débute les travaux sur 2 parties de la gare : le Hall des Trains et le bâtiment principal avec son quai. Les pignons de ces 2 parties sont munis de 2 tours rigides pour résister à la force des vents (200 kg par m²).

 

En 1929, la construction du bâtiment principal atteint le plancher du 1er étage. En 1931, les travaux touchent à leur fin puisque les feuilles de cuivre sur les toitures sont posées et la mise en place des verrières du Hall des Trains est engagée. Le 13 juillet 1931, M. Quoniam procède à la pose de la dernière pierre du Campanile culminant à 74,52 mètres au-dessus de la mer.

 

2/ La décoration

En 1932, la décoration intérieure de la nouvelle Gare Maritime Transatlantique est confiée à l’atelier parisien Marc Simon. Les staffs, lambris, luminaires et mobilier de la gare sont conçus dans le style Art déco.

 

« À l’intérieur, une décoration sobre, aux tons ocrés, accuse les grands arcs et les grandes divisions. De hauts lambris d’acajou de Cuba garnissent les parois, et leur note sombre donne à l’ensemble un air de calme gravité. Les salons de réception, les bureaux, les boutiques et le bar sont traités dans le même sentiment de simplicité moderne avec la belle matière que sont les bois exotiques. »
– René Levavasseur, La nouvelle Gare Maritime de Cherbourg in l’illustration économique et financière.

 

3/ L’adjonction d’un quai en eau profonde

Il était prévu que seuls les transbordeurs accostent sur le quai de la Gare Maritime Transatlantique. Cependant, la décision de faire venir les transatlantiques à quai est prise le 23 novembre 1925. Or à cette date, le terre-plein est déjà en construction, ce qui implique un changement de conception. Alors que les ducs d’Albe sont sortis de mer, décision est prise de creuser un port en eau profonde, constitué d’une darse de 620 mètres de long et 230 mètres de large. La darse est prévue pour être portée à la cote -11.00. De plus, en 1925, il est question que Cherbourg devienne la tête de ligne du Leviathan en Europe.

En septembre 1926, M. Lecocq, ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, en conclut qu’il faut modifier le quai des transbordeurs en quai pour les transatlantiques avec une souille dont la cote est -12.00. La transformation de l’estacade en port en eau profonde est adjugée le 1er octobre 1927 à la société Christiani et Nielsen.

Les travaux commencent le 20 février 1928. Le mur de quai est conçu avec 21 caissons en béton armé. Ces caissons sont fabriqués dans une cale sèche édifiée spécialement à cet effet, puis ils sont déplacés sur une banquette située en avant de la cale où la hauteur de chacun d’entre eux passe de 8,5 mètres de haut à 16 mètres. Ils sont amenés à leur emplacement par l’intermédiaire de remorqueurs. Une fois positionné pour former le mur du quai, le travail du fonçage commence. Les caissons sont donc ajoutés aux ducs d’Albe prévus dans le projet antérieur. Ces caissons sont reliés à l’ancien quai par un terre-plein consistant en un platelage en béton armé. La fin des travaux portant sur les 300 premiers mètres du quai est fixée au 1er janvier 1931.

 

La Gare Maritime Transatlantique en chiffres

  • Coût d’investissement (en francs)
Constructions portuaires (1933) 200 millions
La Gare Maritime Transatlantique et ses équipements (1933) 69 300 000 (inclus dans le chiffre précédent)
  • La Gare Maritime Transatlantique
Superficie du môle 10 ha.
Superficie des bâtiments 2.5 ha.
Dimension du Hall des Trains 240 m x 40 m.
Dimension du bâtiment principal 280 m x 42 m.
Volume du béton utilisé 16 000 m3
Nombre de pierres artificielles utilisées 30 000
Tonnage d’acier pour le béton armé 2 300 t.
  • Quai de France
Longueur 620 m.
Nombre de caissons utilisés 20
Cote des fonçages des caissons De -12.50 à 22.50 m.
Volume du béton utilisé pour les caissons 85 000 m3
Tonnage de l’acier utilisé pour les caissons 3 200 t.

 

Des structures pour tout voyageur

La Gare Maritime Transatlantique est spécialement adaptée pour 2 types de voyageurs : d’un côté les voyageurs de luxe et de l’autre, les candidats à l’émigration.

1/ Le départ

 

  • Les voyageurs de 1ère et 2nde classes

Les voyageurs de 1re et de 2e classe peuvent arriver à la gare par trains spéciaux ou en automobile. Le moyen le plus usité demeure de très loin le train. Dès que les passagers ont débarqué sur le quai central ou l’un des 2 quais latéraux, leurs bagages à main sont pris en charge par des porteurs.

Les voyageurs sont ensuite dirigés vers des escaliers monumentaux qui ponctuent le grand Hall des Trains en 3 points, 1 au nord, 1 au sud et 1 en position médiane. Une fois les 34 marches des escaliers gravies, les voyageurs accèdent aux salles d’attente du bâtiment principal : la grande salle de 56 mètres de long et de 30 mètres de large pour les passagers ayant emprunté l’escalier central et les salles de part et d’autre de celle-ci pour les voyageurs qui ont emprunté les escaliers nord ou sud. Les automobilistes et les piétons gravissent eux aussi l’un des 3 escaliers pour accéder aux salles d’attente.

Dans les salles d’attente, les voyageurs trouvent les services nécessaires avant leur embarquement ainsi que des boutiques. Ce bâtiment est conçu de façon à donner une impression d’espace. Le sol est réalisé dans des tons clairs, reflétant la luminosité qui entre via les verrières zénithales. Ces couvrements sont identiques à ceux du Hall des Trains ainsi que ceux de la Voie Charretière.

Situés tout autour de la salle d’attente, des fauteuils en cuir meublent des salons accueillant les passagers. Dans ces mêmes salons, des tables de correspondances sont mises à disposition. Les lettres et colis peuvent être remis aux bureaux de poste se trouvant dans une aile du bâtiment. Ils sont par la suite acheminés au rez-de-chaussée afin de gagner les cales d’un transatlantique.

Pendant ce temps, les passagers ont la possibilité de se restaurer au buffet-bar de la grande salle d’attente ou encore d’échanger leurs derniers francs au bureau de change. Les passagers doivent enfin faire viser leur passeport auprès du commissaire de la gare pour rejoindre la galerie d’embarquement où sont disposées 9 passerelles qui conduisent soit sur un transbordeur soit sur un transatlantique.

 

  • Les émigrants

Les candidats à l’émigration n’empruntent pas le chemin décrit ci-dessus, bien qu’ils transitent eux aussi par la Gare Maritime Transatlantique. Les émigrants arrivent à Cherbourg quelques jours avant leur embarquement puisqu’ils doivent subir des examens médicaux exigés par les autorités sanitaires américaines. Les émigrants constituent un marché lucratif pour les compagnies de navigation qui s’engagent à les prendre en charge tout au long de leur voyage. Pour ce faire, les compagnies organisent des structures d’accueil au sein même de la ville de Cherbourg.

Quelques heures avant le départ de leur navire, ils rejoignent par la Voie Charretière une des 2 salles de regroupement qui leur sont strictement réservées, où la police des douanes vérifie la légalité des passeports. Celles-ci se situent aux extrémités nord et sud du bâtiment principal. Elles occupent la moitié des superficies de chacune des ailes de ce même bâtiment. Deux pièces jouxtant ces espaces sont prévues afin d’effectuer parfois et discrètement des fouilles au corps.

 

2/ L’arrivée

Pour ce qui est des passagers débarquant d’un transatlantique, le cheminement correspond au schéma inverse. L’étape qui différencie le débarquement de l’embarquement, est le passage dans les salles de visites des douanes. Celles-ci se trouvent aux extrémités est des ailes nord et sud. Les passagers y récupèrent leurs bagages. Par la suite ils peuvent sortir par la Voie Charretière ou prendre un des trains spécialement affrétés pour ces mêmes passagers.

 

L’acheminement ferroviaire

La question ferroviaire est un souci majeur dans l’acheminent des voyageurs, quelque soit le sens du transit de ceux-ci. En effet, du fait de l’apport de voyageurs par trains, la Gare Maritime Transatlantique est directement liée à la fiabilité des trains en provenance de la gare de Paris-Saint-Lazare.

En 1929, une étude est réalisée par la compagnie des Chemins de Fer de l’État pour voir dans quelles conditions il serait possible que le train Paris-Cherbourg ne mette que 4 heures afin de rivaliser avec la ligne Paris-Le Havre.

Train sortant de la Gare Maritime Transatlantique

La pose des rails dans la nouvelle gare est effective le 1er janvier 1931. Ces rails permettent l’entrée des trains spéciaux à l’intérieur de la Gare Maritime Transatlantique, bien que le nombre de voies ait été revu à la baisse, 4 au lieu de 5.

 

L’inauguration

Le 30 juillet 1933, dès 10h30, les rues de Cherbourg arborent des couleurs de fête et des concerts sont organisés. L’orchestre municipal de Saint-Lô joue quelques airs sur la place de la Fontaine alors que l’Union lyrique cherbourgeoise entonne d’autres refrains sur la place de la République.

À 11h15, le sifflet de la Bugatti présidentielle retentit en gare de Cherbourg. Le Président de la République, Albert Lebrun, se dirige immédiatement au jardin public afin de rendre hommage aux soldats tombés lors de la Grande Guerre. La gerbe déposée, le cortège présidentiel se porte vers l’Hôtel de Ville…Toutes les rues de Cherbourg sont protégées par un service d’ordre posté de 9h à 19h. Albert Lebrun est accueilli à l’Hôtel de Ville par M. Le Brettevillois. Puis le cortège se forme à nouveau pour se rendre à la nouvelle Gare Maritime Transatlantique.

À 13h, le ruban de la Gare Maritime Transatlantique est coupé, et la visite officielle de la gare commence. Une décoration sobre a été soigneusement choisie par M. René Levavasseur afin de ne pas rompre avec le décor de la gare. La gare est ponctuée de plantes vertes ainsi que de parterres d’hortensias roses et bleus. Une table de plus de 700 couverts est dressée pour recevoir l’ensemble des invités. Des cuisines provisoires ont été installées au nord de la salle du banquet.

Dans l’enceinte de la gare, seules sont autorisées les voitures officielles munies d’un losange tricolore, les piétons porteurs d’un carton d’invitation pour le banquet ou d’une carte de 4 couleurs pour l’accès aux quais 1 et 4 afin de voir la revue navale. En effet, le Président est monté à bord du Vauban, un contre-torpilleur, afin qu’il inspecte la flotte et reçoive les honneurs militaires.

Pendant ce temps, diverses animations sont organisées comme un festival de musique avec la participation de 300 personnes, ou un concours d’élégance automobile. La visite présidentielle s’achève à 18h30 avec le départ d’Albert Lebrun.

 

Les transatlantiques au Quai de France

Le 1er transatlantique à faire escale au nouveau Quai de France est le De Grasse, paquebot de la Compagnie Générale Transatlantique, en décembre 1932. La nouvelle Gare Maritime Transatlantique n’est pas encore en fonction ; le service transatlantique y est transféré le 1er juin 1933. Toutefois, c’est le Bremen qui est considéré comme le 1er transatlantique à avoir choisi d’accoster régulièrement au Quai de France, le 14 avril 1934. Suivent d’autres paquebots de la compagnie Norddeutscher Lloyd comme l’Europa.

Escale du Queen Mary

1/ Naissance de la Société de remorquage

Afin de permettre aux transatlantiques d’accoster sans encombre au Quai de France, des remorqueurs sont mis en place dans le port de Cherbourg. Une société est créée en 1930 : la Société Cherbourgeoise de Remorquage et de Sauvetage sous la direction de M. Racine. Celle-ci fait l’acquisition de 5 transbordeurs auprès des compagnies maritimes, l’Ingénieur Cachin (ex Alsatia), l’Alexis de Tocqueville (ex Lotharingia), la Bretonnière N°1 (ex Atlanta), l’Ingénieur Minard (ex Nomadic) et     l’Ingénieur-Reibell (ex Traffic). Tout transatlantique désirant accoster au Quai de France doit faire appel à cette société.

Le 14 avril 1937, pour le 1er accostage du Queen Mary, 6 remorqueurs se portent vers lui. Il est remorqué par l’Abeille 21 et le Cherbourgeois 2, guidé par l’arrière par l’Abeille 16 et le Cherbourgeois 5 et encadré par les Cherbourgeois 3 et 4.

 

2/ La permanence de l’utilisation de la rade par les transatlantiques

Les compagnies n’ont pas toujours considéré la construction du Quai de France comme un avantage. Lors de quelques escales, des capitaines de paquebots continuent de jeter l’ancre en rade. La construction de ce nouveau quai ne signifie donc pas la fin de l’activité de transbordement.

Par exemple, le 27 mai 1936, le Queen Mary jette l’ancre en rade de Cherbourg et n’accoste pas au Quai de France. Par l’intermédiaire des transbordeurs, il accueille 152 passagers venus de Paris.

La même année le Normandie, fleuron de la Compagnie Générale Transatlantique, entre dans la rade de Cherbourg et y demeure quelques heures pour débarquer quelques-uns de ses passagers à l’aide des transbordeurs Ingénieur-Reibell et Ingénieur-Cachin.

 

Une gare sous les effets de la crise économique

La construction de la nouvelle Gare Maritime Transatlantique commence alors que le gouvernement des États-Unis a fait voter une série de lois imposant un quota d’immigrants. Après 1921, seuls 353 747 européens auront la possibilité d’entrer annuellement aux États-Unis alors que pour cette même année 800 000 immigrants y ont trouvé une nouvelle patrie. Après les États-Unis, c’est au tour du Brésil et de l’Argentine d’engager une politique de restriction du nombre d’immigrants sur leur territoire.

De plus, la crise de 1929 a largement ralenti l’émigration européenne à partir de Cherbourg. Les 6 années de construction de la gare se déroulent donc dans un climat de régression de l’émigration et de baisse de fréquentation des passagers. La Gare Maritime Transatlantique ouvre ses portes alors que la période faste des transatlantiques à Cherbourg se termine.

Au cours des 7 années qui suivent l’inauguration, de 50 000 à 80 000 passagers arpentent chaque année la gare transatlantique. Le 4 janvier 1931, en raison des mauvais résultats enregistrés par les compagnies de navigation, le nombre des escales est revu à la baisse par un certain nombre d’entre elles. La Cunard décide de supprimer la liaison Southampton-Cherbourg-Québec, tandis que le nombre de ses escales au cours de la saison estivale est réduit de 15 à 7. La Lloyd Royal Hollandais quitte définitivement Cherbourg au profit de Boulogne. Le trafic des émigrants est également révélateur de cette baisse de passagers. En effet, en décembre 1933, l’Hôtel Atlantique ferme ses portes. Il semble que la venue des émigrants de façon organisée ne soit plus de mise dès le début des années 1930.

Face à cette situation, les agences maritimes de Cherbourg se voient dans l’obligation d’opérer des licenciements. Pourtant, tous ces aspects négatifs n’empêchent cependant pas la Chambre de Commerce de croire en son projet.